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Pour comprendre le discours anti-chômeurs
Publié lundi 28 avril 2008
Je suis doctorant en sociologie et j’avais réalisé mes premiers travaux (en maîtrise) sur le traitement des chômeurs.
J’aimerais
apporter un éclairage anthropologique sur l’étrange réussite du
discours persécuteur de la « droite décomplexée ». En effet, il est
facile de s’informer pour savoir que les chiffres du chômage sont
honteusement truqués, que vraisemblablement plus de six millions de
personnes au moins sont concernées par le sous-emploi et la précarité
en France à l’heure actuelle, soit au minimum le quart de la population
active.
Du coup, expliquer cet état de choses par des tares
individuelles (certains ne veulent pas travailler) semble complètement
aberrant et imbécile. Comment cela peut-il marcher, comment des
ficelles aussi énormes peuvent-elles fonctionner ?
Je dirais que
l’être humain « fonctionne » autour de deux grands modes de
rationalité, qui sont profondément étrangers l’un à l’autre. Le premier
mode, c’est celui de la « rationalité de la raison ». C’est celui qui
nous fait comprendre que, lorsque des millions de personnes sont
touchées par le chômage ou le sous-emploi, cela ne peut être dû à des
causes individuelles.
Mais nous « fonctionnons » aussi autour
d’une autre rationalité, rationalité de crise et de protection contre
la souffrance, la rationalité fantasmatique. Cette rationalité
s’éloigne de la « rationalité de la raison » car elle n’a pas le même
objet. La rationalité fantasmatique a pour but de trouver coûte que
coûte du sens pour la personne en crise.
Prenons l’exemple du
chômage. Vous êtes un salarié moyen, vous bossez dur, et vous voyez
votre voisin , dont la situation est jumelle de la vôtre, se faire
licencier et ne pas retrouver de travail.
Si vous vous dites : «
Il est comme moi, ça pourrait m’arriver aussi », vous vous retrouvez
sans défense devant la réalité, face à une situation contre laquelle
vous ne pouvez rien faire. Cette impuissance face au danger est
extrêmement angoissante.
C’est pourquoi beaucoup d’individus dans
cette situation auront tendance à accepter un discours leur expliquant
que ceux qui tombent au chômage l’ont bien cherché. Voilà une
explication qui protège, même si ce n’est qu’imaginaire, fantasmatique.
Si je me dis « Celui qui me ressemble tant est au chômage car il l’a
cherché », je regagne un pouvoir imaginaire sur ce qui m’arrive. Si je
travaille bien, tout ira bien. Ça me laisse « quelque chose à faire »
face à la fatalité.
Ce type de rationalité se retrouve aussi chez
les chômeurs eux-mêmes. Je citerai l’exemple d’une chômeuse à qui je
demande, en entretien : « Et si quelqu’un vous prouvait que le chômage
est un phénomène collectif et que vous n’y êtes pour rien, qu’en
penseriez vous ? » Elle de me répondre : « Alors là, ça serait une
catastrophe. Si je ne suis pas coupable, alors ça veut dire que je peux
rien y faire. »
Nous avons ici un parfait exemple de rationalité
fantasmatique. Le raisonnement de cette personne est parfaitement
logique, implacable, même. Si elle accepte de se sentir responsable de
sa situation, alors elle peut croire pouvoir faire quelque chose.
Malheureusement, il reste un décalage entre le fantasme, le souhait, et
la réalité. Assumer cette pseudo-culpabilité n’aidera en rien cette
personne à retrouver un emploi.
Sur le plan collectif, les
raisonnements obéissent bien souvent aux mêmes nécessités
fantasmatiques. L’être humain a avant tout besoin de sens,
particulièrement dans les situations d’incertitude ou de crise. Il
existe toujours un décalage entre nos représentations du monde et la
réalité de ce monde. Le monde ne nous obéit pas, il nous surprend, nous
blesse et nous déçoit. Or le moyen le plus économique de régler ce
décalage angoissant est ce que l’anthropologue René Girard appelle le «
bouc émissaire ».
Comment cela se déroule-t-il ?
Prenons
l’exemple du chômage. Des millions de personnes sont structurées sur la
valeur travail, et sur la conviction que « quand on travaille, on est
récompensé ». Or, la réalité contredit ce postulat. Des millions de
personnes sont poussées dans le chômage ou le sous-emploi.
La «
rationalité de la raison » nous pousse à admettre que notre système
social échoue à assurer un travail pour tous alors qu’il fait de ce
travail la pierre angulaire de l’identité sociale. Il semble donc
évident que notre société doit réformer sa représentation du travail,
améliorer les solidarités avec les victimes du sous-emploi, réfléchir à
un partage du travail, par exemple.
Mais pour penser tout cela,
il faut comprendre la situation globale, avoir le recul nécessaire pour
comprendre que la situation est collective, avoir la culture de lutte
collective qui permette d’espérer un changement social.
A défaut
de ces « ressources », l’explication la plus simple, la plus rassurante
est la suivante : « il y a du boulot pour tout le monde, ceux qui sont
au chômage l’ont bien cherché ». Tant qu’on n’est pas touché par le
phénomène, cette explication rassure. De plus, l’exemple de la chômeuse
que je cite montre que, même pour les victimes du phénomène,
l’acceptation de ce discours offre une explication à leur situation.
Le
problème social qui cause l’angoisse est assigné à des « boucs
émissaires ». Ce chômage si inquiétant et qui laisse sans défense, il
est en fait la conséquence d’une minorité déviante, bien identifiable.
Les premiers, pour continuer avec l’exemple du chômage, à avoir compris
la puissance de ce type de discours sont bien entendu les Nazis. «
Trois millions de juifs, trois millions de chômeurs, la solution est
simple », disait Hitler.
Pour l’Allemand désespéré des années 30,
le monde reprenait sens. La fatalité qui l’avait poussé à la ruine
portait à présent un visage, celui du juif qui complotait dans les
caves à la destruction de la civilisation. La rhétorique actuelle du
chômage est cousine de la rhétorique nazie, sans nul doute possible :
elle se base sur les mêmes prémisses, mais au lieu de désigner les
juifs, elle désigne les « fainéants » (ce que les Nazis faisaient
aussi, les camps de concentration étant censés « rééduquer au travail
»).
Une fois des coupables désignés (fussent-ils imaginaires, la
rationalité fantasmatique ne s’en soucie guère) le monde redevient
enfin cohérent, car c’est bien la cohérence que les individus en crise
recherchent à tout prix. Ce phénomène peut être observé au quotidien.
Combien de fois avons-nous fait un faux-mouvement qui nous a fait nous
cogner, par exemple dans une porte, avant de crier spontanément : «
saleté de porte » ?
Face à la surprise de la douleur, le fait de
fantasmatiquement doter la porte d’intentions mauvaises et de pouvoirs
néfastes nous permet d’accepter la situation. Parfois, nous croyons
tellement à notre fiction que nous donnons un coup de pied vengeur dans
ladite porte, ce qui défoule. Le comportement des personnes en crise
qui accusent les chômeurs n’est pas foncièrement différent.
Notons
que la chômeuse que j’ai interviewée elle-même expliquait sa situation
par « quelque chose » en elle qui posait problème. Elle se
construisait, à l’intérieur d’elle-même, son propre bouc émissaire.
Tout cela pour montrer à quel point soupçonner le machiavélisme de ceux
qui croient en ce type de discours est naïf et inexact.
En fait,
l’esprit humain bascule, quand il est face à des phénomènes angoissants
qu’il ne peut expliquer, vers ce que j’appellerai la « pensée
conformiste ». Pensée conformiste car elle veut que le monde soit
conforme à ce qu’elle prétend, et elle y arrive par des dispositifs
rhétoriques stéréotypés qui sont, à ma connaissance, au nombre de
trois. Ces dispositifs permettent de tout expliquer à peu de frais.
Dispositif
un, le sophisme. Un postulat (A) s’appuie sur un postulat (B), qui
lui-même s’appuie sur le postulat (A). Exemple : quand on cherche
vraiment du travail (A), on en trouve (B), et on en trouve (B), quand
on en a vraiment cherché (A). Si on ne trouve pas, c’est qu’on n’a pas
bien cherché, le raisonnement est imparable... Ce type de raisonnement
se retrouve dans tous les proverbes ou maximes conformistes : Quand on
veut (A), on peut (B) ; on n’a (A) que ce qu’on mérite (B)...
Dispositif
deux, la fausse dialectique. Derrière ces grands mots se cache un type
de raisonnement assez simple. Reprenons l’exemple du chômage.
On
postule que, quand on cherche vraiment du travail, on en trouve. Or, la
réalité contredit régulièrement ce postulat. La fausse dialectique va
régler cette contradiction en expliquant que si ce qu’elle prédit ne se
produit pas, c’est qu’on n’a pas encore assez appliqué sa logique. Ici,
par exemple, la fausse dialectique consistera à prétendre que, si on
n’a pas encore trouvé de travail, c’est qu’on n’a pas encore assez bien
cherché. Du coup, toute contradiction entre ce discours et la réalité
est facilement explicable.
Autre exemple de fausse dialectique,
le discours de répression de la délinquance : on punit plus, et
pourtant, il y a des récidivistes (donc des gens que la punition n’a
pas amendés, ce qui prouve l’échec de la répression). Qu’à cela ne
tienne : si des gens récidivent encore, ce n’est pas que la logique
punitive n’est pas efficace, c’est qu’elle n’est pas encore assez
appliquée, sinon, elle marcherait. Là encore, ce discours résout
d’office toutes les contradictions, il a toujours raison.
Dispositif
trois, la désignation d’un bouc émissaire. Le phénomène problématique
s’explique par la nature malfaisante de certains ennemis du corps
social. Certains sont chômeurs car ils sont « fainéants » ou «
inemployables ». D’ailleurs, ces gens sont des « fraudeurs », voire,
d’après une banderole à succès qui, sur ce point précis n’a provoqué
aucune réaction, des pédophiles. La vraisemblance de l’accusation n’a
aucune importance.
La délinquance est due aux «
multi-récidivistes ». Ces gens ne sont pas problématiques en tant que
coupables d’un crime. Ils sont naturellement dangereux, et le crime
n’est que la manifestation de leur nature problématique. C’est tout à
fait le postulat de la loi Dati sur la « rétention de sûreté », qui
permet d’enfermer des personnes une fois leur peine purgée.
Cette
« philosophie » de la peine rompt clairement avec la conception de
l’État de droit, qui veut qu’on juge un coupable d’après son acte et
non d’après son être. La « rétention de sûreté » n’est pas une
invention de Rachida Dati, c’était une des pierres angulaires de la
machine de répression nazie (les internés dans les camps de
concentration l’étaient pour « raisons de sûreté »). Mais tout cela
n’est pas inquiétant, bien entendu.
Avec ces trois dispositifs,
aisément repérables, la pensée conformiste a réponse à tout. C’est
précisément son objet : la cohérence absolue dans un monde incertain et
angoissant.
Pour se débarrasser de cette pensée infernale, il n’y
a pas d’autre choix que de proposer sans relâche des explications
alternatives, avec patience (car les esprits conformistes sont avant
tout en crise), et avec beaucoup d’espoir, car ces satanés discours
sont incroyablement cohérents et impossibles à contredire.
C’est
ça, le défi qui nous est posé, à nous autres humanistes, depuis Hitler
: réussir à convaincre des gens de se débarrasser de cette pensée
dangereuse. Mais cela ne peut se faire avec des leçons de morale. On ne
soigne pas un paranoïaque en l’accusant d’être paranoïaque. Nous sommes
mis en demeure, pour citer approximativement Lautréamont, d’« enseigner
la vertu, plutôt que de punir le vice ».
(...)
Renaud Tarlet
(Ce texte est paru en commentaire à l’article "Haro sur les chômeurs" sur le blog d’Olivier Bonnet
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